Colloque "Spectres de Dostoïevski", Université de Strasbourg, 20-22 octobre 2021, organisé par Nicolas Aude, Victoire Feuillebois et Karen Haddad
Résumé de l'intervention :
S’il est bien un spectre qui fait retour de façon obsessionnelle dans l’œuvre de Dostoïevski, et dans la mémoire de son lecteur, c’est celui de l’enfant outragé. Présente en filigrane dans le fameux discours d’Ivan, qui fait de l’image obsédante du massacre des innocents le point nodal d’une réflexion polémique sur le problème du mal, cette figure apparaît notamment dans les visions hallucinées de l’ignoble Svidrigaïlov et dans la fameuse confession de Stavroguine. Le fantôme de la petite fille, alors associé à la remémoration d’un passé criminel, illustre bien la double lecture « psychologique » et morale de la spectralité dostoïevskienne. Si on peut l’interpréter, relu à l’aide des outils de la psychanalyse, comme la manifestation du retour d’un refoulé traumatique (P. Forest), il cristallise également un faisceau d’interrogations éthiques et religieuses associées au motif de la « souffrance innocente », qui ne cesse de hanter l’œuvre du romancier russe. C’est l’entrelacement de ces deux lectures qui peut expliquer l’effet de hantise associé à cette figure dans la mémoire de la littérature, en particulier dans des œuvres de la seconde moitié du vingtième siècle, marquées par l’expérience des violences de masse et par le renouvellement des questionnements moraux et mémoriels qui lui fut associé.
Pour le montrer, nous nous intéresserons à un texte qui nous semble illustrer de façon particulièrement intéressante ce sillage dostoïevskien : le roman Beloved (1987), de Toni Morrison. L’auteure afro-américaine choisit en effet le genre du « récit de fantômes » gothique et fantastique pour évoquer et conjurer le traumatisme de l’expérience de l’esclavage, dans la mémoire de ses personnages comme de ses lecteurs. Le récit se centre sur une ancienne esclave, Sethe, que revient hanter l’esprit de la petite fille qu’elle a égorgée afin de la soustraire à l’indignité de l’esclavage. Par la thématisation, le questionnement éthique et l’écriture polyphonique associés au motif de l’infanticide, le roman s’inscrit dans un sillage dostoïevskien clair mais doublement spectral, puisqu’il s’articule autour de la figure du revenant enfantin et fait intervenir une intertextualité à la fois directe et médiée par d’autres textes fantômes1. En comparant et en confrontant les usages littéraires et moraux que les deux romanciers font du fantôme enfantin, à la fois fantastique et mémoriel, nous voudrions donc interroger l’une des modalités possibles de cette « revenance » de l’intertexte dostoïevskien, et les raisons et formes de son retour dans un contexte marqué par l’expérience des violences historiques collectives.
Pour ce faire, il faudra d’abord s’interroger sur la nature, les formes et les modes d’apparition variés de ces « spectres » enfantins dans les romans de Dostoïevski. Si l’image de l’enfant outragé hante la mémoire des personnages comme de l’auteur, son retour spectral est souvent l’objet d’une mise en scène et en récit problématique, dans la mesure où elle soulève la question des usages rhétoriques et moraux de la figure. On songe en particulier à Ivan et à Stavroguine, qui convoquent le spectre enfantin dans des scènes rejouant le motif de la mise à l’épreuve du saint (Aliocha, Tikhone). L’outrage fait à l’enfant, présenté comme une incarnation de « l’innocence », se voit alors marqué par un effet de « comble moral » (F. Leichter-Flack), capitalisant une indignation qui a pour vocation de faire voler en éclat les théodicées et le dogme chrétien du salut, de la rédemption, et de la Justice divine. Face à ce crime au-delà de tout pardon, l’ensemble de l’œuvre peut alors se lire comme une tentative pour « exorciser » le petit fantôme au poing levé et la révolte qu’il suscite, et qui culmine dans le chapitre final des Frères Karamazov.
1 On songe notamment à Faulkner, dont le roman Requiem pour une nonne (1951), qui contient une allusion explicite aux Frères Karamazov (voir P. Forest), met également en scène un cas particulièrement problématique d’infanticide.
Aline Lebel
Si la structure polyphonique de l’œuvre empêche de conférer à cette promesse de consolation le caractère d’un « mot » final (M. Bakhtine), le retour intempestif de ce spectre enfantin dans la littérature ultérieure nous semble confirmer l’échec fécond de cette tentative de clôture du sens. Le roman de Toni Morrison en est un parfait exemple, puisque le fantôme de l’enfant occupe une place centrale dans son fonctionnement dialogique, là encore non résolu. Elle reprend et déplace l’interrogation dostoïevskienne, dans la mesure où le thème de « l’innocence » enfantine, qui pour Ivan est au fondement du caractère intolérable de la souffrance infligée aux petits, est repris par le roman mais également présenté par la mère infanticide comme la justification de son crime. Le même fonctionnement polyphonique est en revanche à l’œuvre chez les deux auteurs : Sethe et Beloved, la revenante, sont non seulement prises au sein d’un faisceau de regards et de discours conflictuels, mais le spectre lui-même est formé d’un tissu de voix contradictoires, qui le constituent en figure métonymique du « témoin intégral » (P. Levi) des violences de l’histoire, et empêchent toute résolution de l’énigme qu’il constitue. À travers la figure du spectre enfantin, c’est donc par l’interrogation dostoïevskienne sur la puissance « réparatrice » de la fiction (A. Gefen) et sur la valeur de la transmission que Toni Morrison semble également hantée. Car si la souffrance infligée à l’innocent constitue une offense potentiellement non rachetable, alors le fantôme enfantin remet en cause la possibilité même d’une catharsis et d’un exorcisme littéraire, religieux ou psychologique. Et sa puissance fantasmatique est telle qu’elle fait porter un doute radical sur la valeur de la fiction qui le met en scène. Cette inquiétude, exprimée par Tikhone après la lecture de la confession de Stavroguine, peut expliquer le caractère fantômatique de ce texte longuement censuré. Elle se retrouve dans l’épilogue de Beloved, qui interroge lui aussi l’effet de hantise produit sur le lecteur par ce récit spectral : « This is not a story to pass on. »
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